Dans le camp où les réfugiés de Boko Haram trouvent la force de surmonter les traumatismes
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15-05-2018 | di COOPI

Dans le camp où les réfugiés de Boko Haram trouvent la force de surmonter les traumatismes

Nous vous proposons ci-dessous le reportage de la journaliste Octavia Spaggiari sur son expérience à Flatari, au Tchad, où la COOPI travaille sur un projet de protection et d'assistance psycho-sociale financée par OFDA/USAID . Source originale: vita.it

À Flatari, une plaine de sable sur les rives du lac Tchad, vivent plus de 700 familles ayant fui le groupe terroriste. Avec l’aide de la COOPI, la seule ONG italienne qui soit présente sur le territoire, elles tentent avec difficulté de se refaire une vie et de surmonter les traumatismes provoqués par le conflit.

« Nous avons tout perdu. Mais au moins, ici, on vit en paix. » C’est une phrase que l’on entend répéter constamment lorsqu’on se promène au milieu des huttes aux toits de chaume du camp de réfugiés Flatari, au Tchad, une plaine sablonneuse, non loin des rives du lac, presque complètement conquise par le désert, où parvenir à conquérir quelques centimètres d'ombre représente déjà une belle victoire. Ici, où les arbres sont rares et où la chaleur, alors que nous sommes seulement au mois de mars, est déjà insupportable, sont venus s’échouer, au cours de ces quatre dernières années, des milliers de réfugiés, contraints de fuir soudainement leurs maisons, au moment de l'arrivée de Boko Haram.

En 2014, le groupe terroriste a commencé à élargir son champ d’action au-delà du Nigeria, où il est né dans les années 2000, en arrivant à dévaster des villages entiers et à tuer des milliers de personnes au Niger, au Cameroun et au Tchad, en bouleversant la vie d’environ 10 millions de personnes et en forçant plus de 2,4 millions de personnes à quitter leurs maisons. C’est l’une des plus graves crises humanitaires du monde, qui expose plus de 7 millions de personnes à un risque de précarité alimentaire et 120 000 personnes à un risque de famine. Bien que les conditions de vie soient extrêmement dures à Flatari, les gens disent qu’ils s’y sentent en sécurité. Ils se trouvent à quelques kilomètres de Bol, un petit village qui, jusqu'à récemment, ne comptait que 6 000 habitants, mais qui, au cours des quatre dernières années, a accueilli plus de 14 000 réfugiés, précisément parce qu’il est encore toujours considéré comme garantissant une bonne sécurité contre les attaques terroristes.

Les 5 000 personnes environ qui vivent aujourd'hui à Flatari proviennent des villages situés à la frontière avec le Niger et le Nigeria, ainsi que des îles du lac, occupées par les terroristes dans le but de se regrouper pour faire face à la contre-offensive de l’armée tchadienne.

L’arrivée dans la zone de Flatari est signalée par un panneau à moitié effacé qui indique la zone d’intérêt humanitaire. À côté du logo du Programme alimentaire mondial, se trouve également celui de la COOPI, la seule ONG italienne active dans cette région d'Afrique, engagée dans la protection et dans l'assistance psychologique des réfugiés.

« Ici se trouvent des personnes qui ont tout vu et tout subi », m’explique Freddy Bigabwa Birheganyi, responsable de l’assistance psychologique aux réfugiés par la COOPI. Psychologue clinicien, il est diplômé de l’Université Simon Kimbangu de Kinshasa, en République démocratique du Congo ; Freddy possède une longue expérience dans le traitement des victimes de violences et des traumatismes. « Il y a des adultes et des enfants qui ont vu assassiner les membres de leur famille sous leurs yeux, il est inévitable qu'ils portent encore actuellement les signes de cette violence », nous dit-il en expliquant le projet développé par la COOPI. « D'une part, nous faisons un travail d’élaboration du traumatisme ayant été subi, qui implique l'ensemble de la communauté, à travers des séances de counseling individuelles et collectives, d'autre part, nous assistons les cas les plus graves, en garantissant un véritable service de prise en charge, en prescrivant notamment des médicaments spécifiques », explique-t-il, en soulignant le rôle clé joué par ce que l’on qualifie d’« agents communautaires », des membres de la communauté des réfugiés qui parlent le français et qui, en plus d’exercer un rôle en qualité d’interprètes pour la plupart des personnes qui ne parlent que les langues locales, font également fonction de passerelle entre l'ONG et les différents membres de la communauté. « En plus de l’élaboration du traumatisme, nous travaillons également sur d’autres aspects liés à la violence fondée sur le sexe et à la protection de l’enfance », explique Freddy. « C’est pour cela qu’il est indispensable d’obtenir un engagement personnel de la part des membres de la communauté, il s’agit de véritables changements culturels et sociaux qui doivent être au préalable compris et assimilés, » explique-t-il. « Nous avons mené à bien un parcours portant sur la violence fondée sur le sexe, justement pour aider les hommes et les femmes à distinguer ce que sont les comportements violents. Parfois, ce sont les femmes elles-mêmes qui ne parviennent pas à reconnaître les abus en tant que tels, parce qu’elles ont vécu dans des contextes où les interactions entre hommes et femmes comprennent ce genre d’attitude. C’est précisément pourquoi nous devons éduquer les gens, avant toute chose. »

Bukar Usuman est l’un des « agents protecteurs de communauté ». Figurant parmi les très rares personnes parlant le français en ces lieux, Usuman est arrivé à Flatari, ainsi que ses neuf enfants, ses deux femmes et d’autres dizaines d’habitants de son village situé à la frontière avec le Nigeria, pour se mettre à l’abri des incursions de Boko Haram. « Nous avons fui et une fois que nous sommes arrivés à Flatari, certains ont commencé à se comporter de manière bizarre. On aurait dit que certaines personnes avaient eu leur cœur abîmé… », raconte-t-il en essayant de trouver ses mots pour décrire les troubles de stress post-traumatique qui ont bouleversé la vie de certains dans le camp. « Beaucoup d'entre nous ne savaient pas ce qu’était une maladie mentale, les gens avaient peur. La COOPI est en train de nous aider à comprendre », dit-il. « Si quelqu'un est malade, nous savons que nous pouvons signaler le cas à l’équipe des psychologues, nous savons maintenant qu’il existe une prise en charge, grâce à laquelle les patients peuvent être orientés vers le traitement le plus approprié. Les gens sont aidés. C’est une étape importante et ce n’est pas la seule. La COOPI est en train de nous former sur de nombreux problèmes dont nous ne parlions jamais auparavant, en premier lieu celui des mariages précoces ». Usuman explique qu’un parcours de sensibilisation a été accompli dans la communauté justement sur ce problème et sur l’importance d’envoyer à l’école aussi bien les petits garçons que les petites filles. « En tant qu’agents de communauté, en collaboration avec les chefs de village, nous exerçons également une fonction de protection. Si nous constatons qu’il y a des abus, des violences ou des situations à risque de mariage précoce, nous les signalons. »

Même si leur village n’existe plus, ceux qui exerçaient le rôle de chef de la communauté dans leur région d’origine continuent à le faire ici, dans le camp de réfugiés. « À Flatari cohabitent quatre groupes ethniques différents. Les Pel, les Kanembou, les Boudouma et les Arabes », continue Usuman. « Les chefs de village contrôlent qu’il n’y a aucun problème entre les différents groupes ethniques et, en cas d’affrontements, s’en remettent au chef de canton ».

Sael Saidu a 56 ans et, chez lui, à la frontière avec le Nigeria. Il était le chef du village. Aujourd'hui, même s’il ne sait pas ce qu’il reste de son petit village ayant été conquis par Boko Haram, à des dizaines et des dizaines de kilomètres de là, son peuple continue à le considérer comme un guide. Au cours du long périple qui l’a amené jusqu’ici, il avait avec lui, en plus de ses deux épouses et de ses neuf enfants, toutes les personnes qui composaient sa communauté. « Nous avons marché pendant des jours et des jours, » me raconte-t-il, sous le soleil brûlant d’un milieu de matinée. « Nous ne nous sommes arrêtés que lorsque nous avons aperçu aux loin les forces militaires de l’armée et nous avons compris que nous étions en sûreté. » Lui et sa communauté se trouvent ici depuis trois ans. « C’est une vie difficile. La chose qui me manque le plus, ce sont mes animaux. Alors, j’étais éleveur. Sans eux, je n’ai plus rien » et, pourtant, quand je demande s’il envisage de pouvoir jamais retourner chez lui lorsque l’urgence liée au terrorisme aura pris fin, il secoue la tête avec décision. « La pauvreté est terrible, ici nous dépendons de l’aide humanitaire », poursuit-il, « mais le voyage jusqu’ici a été vraiment trop fatigant. » Il fait une pause, en soulignant ce trop comme s’il essayait d’expliquer le poids insupportable de ces jours, sans eau ni nourriture. « Nous sommes ici pour rester. »

C’est la volonté commune des personnes qui vivent à Flatari. « Pour beaucoup, le camp de réfugiés représente un changement de perspective important », explique Freddy, en réfléchissant sur les différents aspects que cette plaine sablonneuse peut revêtir pour les réfugiés. Pour beaucoup d'entre eux, c’est une sorte de purgatoire dans lequel ils sont contraints de traîner les blessures très profondes provoquées par Boko Haram, pour d'autres, un véritable point de départ. « Beaucoup de ces gens vivaient dans des localités éloignées et isolées. Se trouver pour la première fois près d’une agglomération, rencontrer des personnes différentes, avoir accès à l’école sont autant de choses qui modifient le sens que prend leur vie, en particulier pour les jeunes enfants ». Même Usuman me dit que jamais, au grand jamais, il ne reviendra sur ses pas

« Ici, nous nous sentons en sécurité. Même s'il n'y avait plus le danger du terrorisme, je ne retournerais jamais dans mon village. À Flatari, il y a une école. Nous sommes analphabètes, mais maintenant nos enfants sont en train d’apprendre ».

-Ottavia Spaggiari